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LES YEUX SANS MASQUE

Ce n’est pas rien de dire que l’enfant doit « apprendre » le visage de sa mère, pour reprendre les mots d’Alain, comme j’apprends une ville nouvelle, pour ne pas m’y perdre, en façonnant tout ce que j’y sens : la devanture du cordonnier, je sais la retrouver, en tournant à gauche, là, sous ce pont qui vrombit son train-train… Mais précisément je n’apprends pas cette figure, ce sourire, ces plis et ces froncements comme on apprend les signes d’un quartier. Je dois arpenter mes rues, peu à peu, avant d’en faire le tour. Mais l’autre est déjà là tout entier, sous mes yeux, creusant sans fond son au- delà : lèvres, fossettes, cils, sourcils… perpétuant leur naufrage… tout retaille ses signes à neuf. A peine échouée, l’expression sombre sous sa grâce. J’apprends l’autre, en attendant de lui ce qui passe toute attente, cette eau vive des traits qui les rature, les gomme, et les trace sans cesse…

Le visage de ma mère, c’est le premier et le seul que j’apprenne « par cœur », par tous mes sens : l’œil s’abreuve à l’œil, la chair palpe à pleines menottes. Ce n’est pas autrement que j’apprends d’abord ce je ne sais quoi de plus grand que moi, qui se dit tout d’un coup et sans fin… C’est trop peu de dire que j’épie des réactions, que je sens des pulsions, satisfais des besoins, comme si je tétais le sein d’une louve… Ou même que je « vois le monde par ses yeux »… Il vaut mieux dire que tout me voit sous ses traits. Tous mes sens s’orientent sur leur sens, comme l’église se tourne au levant, le mihrab vers la Mecque. Ce que je médite le plus chez Levinas, c’est cet « à la fois » tout d’un coup et sans fin. Toute intègre, toute douce qu’elle soit, cette face ne se laisse jamais cerner dans le champ clos de mes regards. C’est bien plutôt mon horizon que sa grâce déborde.

Chez l’enfant, toute forme est visage, toute ombre, toute pénombre fait visage, parce que c’est un seul et même sourire, saint, qui fait horizon. C’est de cette grâce, pleine à ras bord, que se profilent d’abord toutes les perspectives de mon monde, et que tout m’y fait signe, et c’est dans la teinte des premiers traits, étranges ou familiers, que s’incarnent les faces des choses : jouets, lits, chaises, tiroirs… Ce sont tous ces visages qu’il devine aux formes des outils : des crayons au guidon de vélo… Lorsqu’il trotte avec elle, la menotte en chiffon, bien ferme, ce que l’enfant va lire sur toutes les fenêtres, ce sont les yeux de sa mère, et ce sont bien tous ses traits qui font sourire ou gronder les silhouettes au vol… Tout ce que je perçois pierre à pierre s’abreuve à cette eau vive : ce qui se dit avant chaque mot, qui vient de plus loin que toute image, qui doit venir d’au-delà…

Et qui ne voit luire et battre des paupières sur tous ces profils d’une ville nouvelle, et qui ne sent, chez soi, que les babioles nous font signe, comme les arbres et les astres aux sauvages, et qui ne sait que sur ce fond tout nous dévisage ? Mais ce fond même, d’où me fait-il signe ? De quels yeux ces choses tirent-elles leurs regards ? De quels traits tirent-elles leurs faces ?

Il y a mille façons d’entendre la fable de Platon sur l’anneau qui rend Gygès invisible, celui que Tolkien baptisera justement « l’anneau de pouvoir »… Voir sans être vu, voilà bien la clef de tout « pouvoir ». C’est pourtant bien peu : un tel œil ne dompte qu’ombre sur ombre. La puissance est ailleurs… Et si cette histoire d ‘anneau dit d’abord la dérobade du cœur à ses lois, et cette mauvaise foi dans l’impunité des ombres, elle révèle autre chose encore : la tentation d’oublier que tout ce qui nous voit ne peut tirer ses yeux de nulle part.

Günther Anders n’exagère pas lorsqu’il prétend que nous nous « sentons » scrutés par les biens de série que nous dupliquons sans fin, qu’ils nous dévisagent, et nous font honte d’être mortels… Car, pour avoir tué nos dieux un peu vite, nous n’en avons pas perdu nos âmes, qui s’orientent où elles peuvent à présent… A tout prendre, ne valait-il pas mieux le clin d’œil des Saints et des fées que ces clignotants de quincaille ? Ne doutons pas qu’il soit plus difficile d’échapper aux chimères de nos nouvelles sottises, de les laisser hors de l’âme, et de ne bien y voir que les démons d’« yeux sans visage »… Le film de Franju montre assez que de tels yeux n’y peuvent rien voir.

Quand j’étais petit, dans la rue, le dédale ne me montait au cœur qu’à l’instant où je perdais de vue le visage de ma mère. J’étais bien heureux de le retrouver, car avec lui, c’était mon orient que je retrouvais, et toutes les rues se démêlaient. Dans ce monde où l’on est toujours du côté du plus fort, des bateleurs de bâillons et d’orviétan… Dans cette époque, m’en voudrez-vous beaucoup si je vous dis un monde où l’enfant vit ses miracles sous des yeux sans masque ?

Pierre Lesergent, professeur de philosophie

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