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UN MASQUE D’INDIEN

Quand j’étais petit, j’aimais tant les masques d’Indiens, que j’en ai peint un très joli à l’école, et dont j’étais si fier, qu’il m’a valu les plus beaux clins d’œil de la cour ; c’était une fille très orientale, avec des yeux à fleur de paupière, et les masques de cow-boys en étaient très jaloux. Aujourd’hui je veux peindre un masque de « Facho », entendez un masque qui « fâche » quelques intérêts bien compris, et je le mets pour faire plaisir à ces garnements attardés, ceux qui regrettent beaucoup leurs masques de cow-boys, et qui aiment encore porter des masques de « Résistants », d’ « Anti-fa », entendez ces épais masques de tricot qui « s’anti-fâ…tchoum » contre les rhumes.

Aujourd’hui, nous portons tous « l’astre héliotrope » au bout du mufle, pour notre « bien », paraît-il… Il faut croire ça sur parole… Sinon pan-pan, tut-tut… Fais pas ci, fais pas ça…Mets ton masque… Mets tes gants… et puis brosse-toi les dents… Port de l’astre tournesol obligatoire… En flânant dans une gare vous noterez que l’icône a bien une face de tournesol sur l’affiche, et qu’elle nous sourit sous son make-up ! C’est un oukase gai et sympa, donc ce n’est pas un diktat – je traduis de l’anglais littéraire pour les quelques Français courant qui prendraient le temps de me lire… Nos bergers appellent ça « d’la com ». C’est beau le progrès, ça passe mieux ! Nous serions rentrés dans le siècle d’la com. Entendons « d’la comédie ». Et si ce port est si gai et si sympa, c’est toujours pour le « bien » du bétail. Avant ce n’était qu’une poignée de brebis où quelques bergers voyaient la gale… Maintenant c’est tout le troupeau que nos gentils pâtres souhaitent épouiller… Comment voulez-vous qu’ils nous tondent sinon ? L’astre tournesol pour tous ! C’est quand même bien beau le progrès !

Car c’est un vrai progrès que de se sentir Peau-rouge chez soi, alors même qu’il n’y en a pas ! Il y a bien des visages nus ici et pâles là-bas, et puis des faces levant et des faces couchant, mais des Peaux-rouges, moi, j’en ai jamais vu pour de vrai par ici, pas plus que le visage d’Anne Frank… Cela nous empêche-t-il de porter leurs masques et de nous mettre nous-mêmes en réserve ? Quant au prélavage, pas de souci, ces masques de Peaux-rouges ne risquent pas de déteindre sur nos joues, pas plus que les carottes n’ont fait rosir mes cuisses : voyons toutes ces mines qui se fanent autour de nous, tous ces minois, tous ces minous… qui s’affadissent à feu doux ! Toute la « vertu » de ce masque ne tient peut-être qu’à pâlir toutes nos faces, à faire de tous des Visages pâles.

Avec ce masque d’Indien, je ne cherche à « convaincre » personne. « Je » ne suis qu’un Visage pâli sous son machin. « Je » n’ « écris » rien là, on ne m’a pas appris l’art d’écrire à l’école, comme en Orient, chez les vilains fanatiques, parce qu’on m’a toujours dit que les droits de l’homme, ça valait plus que la calligraphie ; alors je lance des mots tapés à la machine, comme ça, en attendant les ricochets, un peu comme les gamins lancent des pierres sur la face des rivières, pour voir ce que ça donne, pour y tracer des lettres, ou pour y lire un secret, ou qu’un rire s’y ruisselle, qui sait… Je lance des mots comme ça, en frondant masque et sourcils, comme les gamins d’ici lançaient des pierres sur les sergents, quand l’école buissonnait gratis, quand on mettait Paris en bouteille et le Christ en Bastille… Je lance des mots comme ça, comme des gamins d’ailleurs lancent des pierres contre des Panzers, quand ils n’ont plus d’écoles où tracer leurs lettres…

Je lance des mots, comme les Peaux-rouges lancent des flèches sur les Visages pâles dans les westerns. Il est possible que je vise mal, parce que je suis gauche, parce que je louche, et que j’en tire beaucoup. J’y vais au pif, comme un petit rêveur, mais j’y vais franc, comme un petit frondeur, et puis enfin… j’y vais bezef, comme un petit d’ailleurs… Alors forcément, la plupart de ces mots risquent de tomber à côté, de ne pas te toucher, cher lecteur, ou pire, de manquer le cœur, de toucher les mauvais nerfs, les fausses fibres, et te voilà peut-être déjà cabré sur tes fers, prêt à ruer. Mais tant pis… Ces mots, je ne les lance pas pour qu’ils fassent tous mouche, pas plus qu’un Indien ne se demandait si chacun de ses traits allait toucher, à chaque fois qu’il bandait son arc ; s’il avait douté de chacune de ses flèches, comme nous doutons de chacun de nos mots, il n’en aurait jamais tiré aucune ; il lui suffisait d’abord de se lancer lui-même, puis d’espérer d’une seule dans la nuée…

Et pour le jour où je n’aurai plus une flèche dans mon carquois, plus une pierre dans mes poches, je prie le ciel de vider aussi mes nerfs de toute frousse, tout peureux que je sois, de me donner assez de cœur pour me lancer moi-même contre tout ça, tout Pierrot que je sois…

Pierre Lesergent, professeur de philosophie

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