Reconnu pour son ouvrage La psychologie des foules prophétisant dès 1895 les mécanismes psychologiques sur lesquels se sont appuyés les régimes totalitaires du XXe siècle et les démocraties modernes, Gustave Le Bon s’est aussi intéressé aux racines historiques des psychologies collectives. Médecin et psychologue mais également anthropologue passionné par les civilisations orientales, ce penseur français était convaincu que chaque peuple est doté d’une âme propre, garante du maintien de son identité collective à travers les siècles.
Gustave Le Bon affirme que l’évolution des institutions politiques, des religions ou des idéologies n’est qu’un leurre. Malgré des changements superficiels, une même âme collective continuerait à s’exprimer sous des formes différentes. Farouche opposant du socialisme de son époque, Gustave Le Bon ne croit pas pour autant au rôle de l’individu dans l’histoire. Il conçoit les peuples comme des corps supérieurs et autonomes dont les cellules constituantes sont les individus. La courte existence de chacun s’inscrit par conséquent dans une vie collective beaucoup plus longue. L’âme d’un peuple est le résultat d’une longue sédimentation héréditaire et d’une accumulation d’habitudes ayant abouti à l’existence d’un « réseau de traditions, d’idées, de sentiments, de croyances, de modes de penser communs » en dépit d’une apparente diversité qui subsiste bien sûr entre les individus d’un même peuple. Ces éléments constituent la synthèse du passé d’un peuple et l’héritage de tous ses ancêtres : « infiniment plus nombreux que les vivants, les morts sont aussi infiniment plus puissants qu’eux » (lois psychologiques de l’évolution des peuples). L’individu est donc infiniment redevable de ses ancêtres et de ceux de son peuple.
Le psychologue français prétend que les événements historiques ne sont capables de modifier que les qualités accessoires d’un peuple mais n’altèrent pas son âme. Même soumis à des événements violents et de grande envergure, les peuples retournent inéluctablement à leurs aspirations profondes « comme la surface d’un lac après un orage ». Tant qu’elles ne s’attaquent pas à la substance même d’un peuple, les ruptures historiques ne sont donc que superficielles. Le système français jacobin s’est par exemple révélé tout autant centralisateur, autoritaire et despotique que la monarchie française qu’il prétendait détruire. Pour Gustave Le Bon, les institutions de la Révolution française se conformaient à la réalité de l’âme du peuple français, peuple majoritairement latin favorable à l’absorption de l’individu par l’état. Peuple également enclin à rechercher l’homme providentiel à qui se soumettre et que Napoléon incarna. D’une toute autre mentalité, le peuple anglais a construit son âme autour de l’amour de la liberté. Gustave Le Bon rappelle comment ce peuple anglais a refusé à travers les siècles les dominations et ingérences étrangères avec les rejets successifs du droit romain et de l’Eglise catholique. Ce goût de l’indépendance et du particularisme résonne jusqu’à nos jours à travers les relations conflictuelles qu’entretient l’Angleterre avec le continent européen. Ces réflexions amènent Le Bon à juger sévèrement l’idéal colonial de son temps en ce qu’il prône l’imposition d’institutions politiques et d’idéologies à des peuples qui y sont étrangers. S’opposant frontalement à l’héritage des penseurs des Lumières et à leur quête du système politique parfait et universel, il estime que de bonnes institutions politiques sont avant tout celles qui conviennent à la mentalité profonde du peuple concerné.
La dilution des religions dans l’âme des peuples
Pour l’essentiel, l’âme des peuples reste également insensible aux révolutions religieuses. La conversion d’un peuple à une nouvelle religion se traduit le plus souvent avec le temps par l’adaptation de celle-ci aux aspirations profondes du peuple converti. Fasciné par la civilisation indienne, Gustave Le Bon rappelle que l’islam, religion égalitaire, n’est jamais parvenu à remettre en question durablement le système des castes en Inde. L’islam encore n’a pas imposé la polygamie orientale aux populations berbères pourtant converties depuis des siècles. De même, le catholicisme s’est très largement laissé imprégner par les traditions païennes européennes, dissimulant souvent par une christianisation de forme les concessions faites aux croyances des peuples convertis. C’est encore par l’âme des peuples concernés que Gustave Le Bon explique la naissance du protestantisme en pays germaniques et les succès de la religion réformée dans le nord de l’Europe. Amoureux de liberté individuelle, d’autonomie et d’indépendance, ces peuples nordiques et germaniques étaient enclins à discuter individuellement leur foi et ne pouvaient accepter durablement la médiation de l’Eglise que la servilité latine était plus propice à accepter. Dans la civilisation de l’Inde, l’anthropologue français explique également comment le bouddhisme indien, issu d’une révolution religieuse, a peu à peu été absorbé par l’hindouisme, religion charnelle des peuples indiens et de leurs élites indo-iraniennes.
Chaque peuple fait apparaître les particularités de son âme dans des domaines différents. La religion, les arts, les institutions politiques ou militaires sont autant de terrains sur lesquels une civilisation peut atteindre l’excellence et exprimer le meilleur de son âme. Convaincu de la capacité instinctive des artistes à traduire l’âme d’un peuple, Gustave Le Bon accorde un intérêt particulier à l’analyse des arts. Il remarque que les romains ont peiné à développer un art propre mais se sont distingués par leurs institutions politiques et militaire et leur littérature. Cependant, même dans leur architecture largement inspirée par la Grèce, les romains exprimaient une part d’eux mêmes. Les palais, les bas reliefs et les arcs de triomphe romains incarnaient le culte de la force et la passion militaire. Gustave Le Bon admet bien sûr que les peuples ne vivent pas en autarcie et s’inspirent mutuellement, notamment dans le domaine artistique. Pourtant, il soutient que ces inspirations ne sont qu’accessoires. Les éléments importés ne sont qu’une matière brute que les aspirations profondes du peuple importateur ne manquent jamais de remodeler.
Ainsi, l’art de l’Egypte ancienne a irrigué la création artistique d’autres peuples pendant des siècles. Mais cet art, essentiellement religieux et funéraire et dont l’aspect massif et imperturbable rappelait la fascination des égyptiens pour la mort et la quête de vie éternelle, reflétait trop l’âme égyptienne pour être repris sans altérations par d’autres. D’abord communiqué aux peuples du Proche-Orient, cet art égyptien a inspiré les cités grecques. Mais Gustave Le Bon estime que ces influences égyptiennes ont irrigué ces peuples à travers le prisme de leur propre esprit. Tant qu’il ne s’est pas détaché des modèles orientaux, l’art grec s’est maintenu pendant plusieurs siècles à un stade de pâle imitation. Ce n’est qu’en se métamorphosant soudainement et en rompant avec l’art oriental que l’art grec connut son apogée à travers un art authentiquement grec, celui du Parthénon. A partir, d’un matériau identique qu’est le modèle égyptien transmis par les Perses, la civilisation indienne a abouti à un résultat radicalement différent de l’art grec. Parvenu à un stade de raffinement élevé dès les siècles précédant notre ère mais n’ayant que très peu évolué ensuite, l’art indien témoigne de la stabilité organique du peuple indien : « jusqu’à l’époque où elle fut soumis à la loi de l’islam, l’Inde a toujours absorbé les différents conquérants qui l’avaient envahie sans se laisser influencer par eux ».
Néanmoins, Gustave Le Bon admet que les idées puissent pénétrer un peuple en son âme. Il reconnaît aux idées religieuses une force particulière, capable de laisser une empreinte durable dans la psychologie collective même si elles ne sont le plus souvent qu’éphémères et laissent ressurgir le vieux fonds populaire. Seul un nombre infime d’idées nouvelles a vocation à modifier l’âme d’un peuple et ces idées nécessitent pour cela beaucoup de temps. Elles sont d’abord défendues par un petit nombre d’individus ayant développé une foi intense en elles. Estimant que « les foules se laissent persuader par des suggestions, jamais par les démonstrations », Gustave Le Bon explique que ces idées se propagent par le prestige de leur représentants ou par les passions collectives que ceux-ci savent attiser. Après avoir dépassé le stade intellectuel, trop fragile, pour se muer en sentiments, certaines idées accèdent au statut de dogmes. Elles sont alors solidement ancrées dans les mentalités collectives et ne peuvent plus être discutées. Gustave Le Bon estime que les civilisations ont besoin de cette fixité pour se construire. Ce n’est que lors des phases de décadence que les certitudes d’un peuple pourront être remises en question.
La genèse des peuples
Gustave Le Bon n’élude pas la question de la naissance des peuples et de l’âme qu’ils incarnent. Loin de tout dogmatisme, l’anthropologue français souligne que c’est la dynamique de l’histoire qui accouche des peuples. Seuls des peuples marginaux vivant retirés du monde pourraient prétendre ne pas être le fruit de l’histoire et des brassages de populations. Les peuples historiques, tels qu’ils existent aujourd’hui, se sont édifiés avec le temps par de lentes accumulations héréditaires et culturelles qui ont homogénéisé leurs mentalités. Les périodes historiques produisant des fusions de populations constituent le meilleur moyen de faire naître un nouveau peuple. Cependant, leur effet immédiat sera de briser les peuples fusionnés provoquant ainsi la décadence de leurs civilisations. Le Bon illustre ses propos par l’exemple de la chute de l’empire romain. Pour lui, celle-ci eut pour cause première la disparition du peuple romain originel. Conçues par et pour ce peuple fondateur, les institutions romaines ne pouvaient pas lui survivre. La dilution des romains dans les populations conquises aurait fait disparaître l’âme romaine. Les efforts déployés par les conquérants pour maintenir les institutions romaines, objet de leur admiration, ne pouvaient donc qu’être vains.
Ainsi, de la poussière des peuples disparus, de nouveaux peuples sont appelés à naître. Tous les peuples européens sont nés de cette façon. Ces périodes de trouble et de mélange sont également des périodes d’accroissement du champ des possibles. L’affaiblissement de l’âme collective renforce le rôle des individus et favorise la libre discussion des idées et des religions. Les événements historiques et l’environnement peuvent alors contribuer à forger de nouvelles mentalités. Cependant, privées de tout élan collectif et freinées par l’hétérogénéité des caractères, de telles sociétés décadentes ne peuvent édifier que des balbutiements de civilisation. En décrivant ainsi la genèse et la mort des peuples, Gustave Le Bon révèle que sa théorie des civilisations repose sur l’alternance du mouvement et de la fixité. A la destruction créatrice provoquée par des mélanges de populations succèdent des périodes de sédimentation qui laissent une place conséquente à l’histoire et parfois aux individus. Ce n’est qu’après l’achèvement de cette sédimentation que la fixation des mentalités collectives permettra d’édifier une nouvelle âme, socle d’une nouvelle civilisation. Tant que cette âme n’aura pas été détruite, le destin de son peuple dépendra étroitement d’elle.
Le psychologue français défend également le rôle du « caractère » dans le destin d’un peuple. Contrairement à l’âme qui est fixe, le caractère d’un peuple évolue selon les époques. Le caractère se définit par la capacité d’un peuple à croire en ses dogmes et à s’y conformer avec persévérance et énergie. Tandis que l’âme incarne le déterminisme collectif des peuples et alors que l’intelligence est une donnée individuelle inégalement répartie au sein d’un même peuple, le caractère est le fruit d’une volonté collective également répartie au sein d’un peuple. La teneur du caractère détermine la destinée des peuples par rapport à leur rivaux : « c’est par le caractère que 60.000 Anglais tiennent sous le joug 250 millions d’Hindous, dont beaucoup sont au moins leurs égaux par l’intelligence, et dont quelques uns les dépassent immensément par les goûts artistiques et la profondeur des vues philosophiques ». Admiratif du caractère des peuples anglais et américain de son époque, Gustave Le Bon affirme qu’ils sont parmi les seuls à égaler celui du peuple romain primitif.
Archétype de l’intellectuel généraliste du XIXe siècle, Gustave Le Bon a développé une réflexion originale de la notion de peuple. Irriguée par une solide culture historique, sa pensée se distingue tant de l’idéalisme abstrait des Lumières que d’un matérialisme darwinien. L’âme et le caractère sont chez lui des notions qui mêlent hérédité et histoire en laissant également sa place à la volonté collective.
Bertrand Garandeau
Source : philitt.fr, 22/02/2018