L’autre jour en entrant nu-face dans une pharmacie, j’ai eu l’air bien con… J’ai eu l’air d’un con, ma mère, j’ai eu l’air d’un con…on…on comme chantait Brassens… Les masques rayés se sont mis à sautiller sur leurs platines, tous les yeux braqués au fer rouge, des babines au mufle, du mufle aux babines, comme si j’avais montré mon sexe ou ma lune. Si l’on dit les parties honteuses en principe, c’est justement parce qu’elles se ressemblent toutes, qu’il n’y a pas plus indifférent d’une paire de fesses à l’autre, et qu’on ne se retrouve pas par là… C’est pour cela qu’il ne faut pas les montrer en public, parce qu’un homme devrait avoir honte de montrer ce qui le confond avec un autre, comme si nous avions tous des gueules de chat persan, fondues dans leur type, sans traits… Dans n’importe quel monde, un homme ne tire sa noblesse que d’être ce visage, à nul autre pareil.
Du coup, j’ai eu honte à l’envers, sans comprendre… Je ne savais même plus pourquoi j’y étais rentré, dans cette droguerie, il m’a fallu un temps pour me remettre… La pharmacienne me dévisageait, interloquée, mal à l’aise, comme si je devais plaider pour mon toupet, en attendant le shérif… Alors je me suis souvenu : Ah ! Oui, c’est vrai, j’y étais entré dans ce saloon, justement… parce que je n’avais plus de machin ! J’étais sorti nue face de chez moi, et je me suis senti dépaysé dans ma ville… En voyant tous ces masques, je me suis dit, j’ai oublié quelque chose, ça ne va pas, il y a d’autres coutumes ici, et de nouveaux costumes avec.
Il y a plus de cinquante ans, Günther Anders voyait déjà que notre « monde » tendait à feutrer les traits du visage, jusqu’à l’obsolescence, par le make-up et les grimaces des danseurs de boîte, pour lui donner l’aspect d’organes indistincts, les plus bas si possible… non pas tant pour nous ensauvager que pour imbiber nos nerfs du rythme tram-tram métro, pour faire entrer dans nos chairs le ronron des machines, ces êtres supérieurs de perfection, de précision, ces petits dieux faits chars de notre Être omnibus. Lorsque nous voyons toutes ces machines de guerre tourner sans faute, ces trucs tout computant, tous ces chars de poche crachant leurs ondes, cela nous fait honte d’être faits chair, d’être nés d’un père et d’une mère, de devoir mourir, d’être uniques, imparfaits, faillibles… Aujourd’hui, chacun d’entre nous a honte d’être son visage, à nul autre pareil, et rêve d’une gueule de chic vitrail, de se fondre dans la faune des mirliphones. Ne cherchons pas nos maux ailleurs… Si nous endurons cette disgrâce, tous ces masques enragés sous leurs souffles, si nous nous fustigeons le mufle, en douce, comme ça, c’est bien parce que nous vivons maintenant nos faces comme la disgrâce. Un visage ça ne se remplace pas… comme une capote ou un masque jetables, ça nous rappelle que nous sommes mortels, et nous en avons honte, ni plus, ni moins…
Mais ici ça ne se dit pas, ces choses. Ma maman m’avait souvent dit qu’elle regrettait un peu l’Union Soviétique, que les langues russes s’allumaient plus librement que les gauloises. J’ai toujours eu du mal à la croire, parce qu’ « on » m’avait appris à l’école que les Vilains, c’était toujours « là-bas » ou « avant », alors je me suis dit qu’ici, maintenant, les Français, s’ils donnent beaucoup de leçons, c’est qu’ils doivent être bien mieux que toux ceux qu’ont pas trouvé les « droits de l’homme ». C’est quand même pas rien, fallait bien les inventer ces petits « droits de l’homme »… pour en arriver aux « droits du masque » ! Aujourd’hui, je la comprends mieux, ma maman…
Je la revois m’offrir quelques bande-dessinées, quand j’étais tout gamin… Mes préférées, c’étaient les Soviets et les Cigares du pharaon. La première, parce qu’elle me faisait beaucoup rire : avec leurs flingues, les cocos avaient l’air si bête et méchant qu’ils étaient dérisoires, qu’il n’y avait même pas besoin de s’énerver contre eux. La deuxième, parce qu’elle me faisait très peur : j’aimais pas les trucs ésotériques et fumeux qui sortaient des clopes, et les sectes avec leurs masques, ça me fichait la frousse, comme plus tard en lisant Goethe et en regardant Eyes wide shut ; mais à la fin j’étais bien content que Tintin les démasque tous ! Je l’adorais, et quand je me suis assagi, j’ai bien formé le projet de devenir comme lui, grand reporter, photographe, journaliste, et puis sauver la veuve et l’orphelin en me jetant dans l’Amour…
Mais aujourd’hui, y a pas trop d’effort à faire et je me dis que c’est bien, j’aurai beaucoup voyagé dans cette vie, et sans trop me fouler la cheville. En entrant dans cette pharmacie, en France, je devais vraiment avoir l’air d’un con, avec mon toupet… comme Tintin au pays des masques !
Pierre Lesergent, professeur de philosophie