La parution récente chez Kontre Kulture d’un ouvrage double, réunissant Philosophie de la Misère de Proudhon et Misère de la Philosophie de Marx permet de revenir sur une des polémiques les plus importantes de la modernité politique. Datant de 1846, elle sera déterminante dans la constitution de l’Association Internationale des Travailleurs (AIT) à Londres, moins de 20 ans plus tard.
En première approche, partons du paradoxe : l’anonymat à peu près complet de la personne de Pierre-Joseph Proudhon dans la population française, contrastant avec le succès indéniable de ses idées (localisme, coopérative, réformisme bancaire…), au moins auprès de ceux intéressés à la résolution de la question sociale. L’époque est « proudhonienne ». Soit. Mais si malgré le proudhonisme ambiant le mouvement des Gilets jaunes a fini dans une impasse théorique et politique, ne serait-il pas délétère voire contre-productif de vouloir plus de proudhonisme ? Lorsque le remède ne fonctionne pas, augmente-t-on la dose ? Présent sur les ronds-points dès novembre 2018, j’ai pu constater dès le début du mouvement les effets négatifs et dévastateurs de l’idéologie écolo, anti-consommation et anti-étatiste.
Ce serait une erreur de croire à la possibilité pour les Gilets jaunes de sortir de l’impasse politique et théorique devant laquelle s’est trouvé le mouvement en réinvestissant la pensée de Proudhon. Il semble que malgré l’intérêt très légitime qu’il faut porter au génial et original penseur franc-comtois, c’est un retour urgent au mordant penseur allemand qui donnera les armes pour résoudre la question sociale actuelle. Comme Proudhon jadis, nous aussi avons besoin d’une bonne leçon de la part de Marx. Sur la production, sur le politique.
La production
L’auteur de Philosophie de la misère imagine une société de petits producteurs en relation harmonieuse. Il n’y a rien de la lubie ou du caprice dans la réfutation que fait Marx de cette invention. Pour le dire de manière très « dégrossie », Marx, génial penseur du matérialisme historique, adresse en substance cette critique à Proudhon : ton monde harmonieux de petits paysans et d’artisans ruraux propriétaires de leurs moyens de production arrive…trop tard ! C’est un rêve objectivement dépassé par l’évolution des forces productives (science, techniques, outils…) et la constitution massive de prolétaires urbains consécutive à l’écroulement du mode de production féodal.
Nulle morbidité donc dans l’intérêt que Marx porte aux ouvriers d’industrie moderne, il ne fait qu’étudier les transformations objectives du mode de production. Nulle possibilité d’une société équilibrée et juste à la campagne dans le mode de production capitaliste qui a…détruit la campagne en la vidant de ses producteurs propriétaires de leur outil de travail. Ceci, Marx le voyait alors que Proudhon n’envisageait les concepts (Justice, Équité, Morale…) que comme des essences indépassables indépendantes du processus historique.
Et ici notre erreur serait de croire qu’aujourd’hui, avec la désindustrialisation massive, la pollution dans les villes, les bouchons, les chemtrails… les Français retrouveraient leur vieille aspiration paysanne saine et durable ! Qu’ils réinvestiraient les campagnes pour enfin y réaliser le rêve proudhonien… Car nous voici en plein cœur de l’idéologie écolo-bobo-néotradi actuelle qui a trompé les Gilets jaunes. Du local, du raisonné, du bio ! Mais sans comprendre que cette aspiration localiste, au small is beautiful, au « point trop n’en faut », n’est possible que parce que des siècles d’accumulation du travail ont permis en amont la socialisation des conditions d’existence (énergie, médecine, armée/police, transport/communication, droit…) et ont réglé le problème (pour combien de temps encore ?) de sa reproduction.
Pour le dire de manière plus pragmatique : j’aime le local enraciné tant que j’ai un CHU ultra moderne proche de mon potager ou un supermarché en cas de récolte ratée. Alors seulement, je peux dialectiquement apprécier les plaisirs du « fait maison ». Comme un surplus, la distinction chère aux bourgeois. Au Moyen Âge, quand le « local » est l’unique horizon, c’est famine et épidémie. Sur les ronds-points je ne pouvais d’ailleurs m’empêcher de remarquer ce paradoxe : des hommes et des femmes descendus dans la rue révoltés par la précarité qu’ils subissaient expliquaient mot pour mot qu’« on consomme trop » !
Réalisme politique
Je passe sur la présentation souvent faite d’un Marx, sorte de rabbin-magicien mystifiant les foules de prolétaires ébahis et leur promettant un néo paradis terrestre dénué de contradictions. D’abord, qu’on me prouve par les textes l’importance de ces thématiques dans l’œuvre du penseur rhénan. Ensuite, qu’on me propose un exemple d’initiative plus concrète, plus politique, plus pragmatique, que la formation en plein cœur du XIXe siècle industriel d’une Association Internationale des Travailleurs. Et munie d’un programme s’il vous plaît : le Manifeste.
Le socialisme proudhonien lui n’a pas eu la malchance de voir ses idées réalisées par une expérience politique concrète. L’union actuelle de l’extrême droite, des libéraux et des gauchistes (soit en langage politique le néo-conservatisme) pour cracher sur la tombe du socialisme réel est fort cocasse. Quel échec ! Quelle preuve éclatante ! Le totalitarisme c’est mal et il a été terrassé ! À bas l’État totalitaire ! Vive la liberté !
Les deux principales puissances qui résistent aujourd’hui au Nouvel Ordre mondial sont indéniablement la Russie et la Chine. L’une fut communiste pendant 70 ans et est actuellement dirigée par un ex membre du KGB. L’autre fonctionne avec un comité central et malgré des ajustements conséquents à l’économies de marché, continue de se dire guidée par le marxisme-léninisme (voir la Résolution du XIXeme congrès national du Parti communiste chinois d’octobre 2017). Quant à l’angoissante, l’immorale, la totalitaire « dictature du prolétariat », elle n’est que la réponse méritée de la dictature du capital (qui elle ne semble pas effrayer grand monde malgré ses méfaits).
Les défis scientifiques, techniques, sociaux du monde contemporain auraient-ils pu être relevés avec le proudhonisme ? Il semble qu’à la désindustrialisation opérée par le capital à partir des années 70 et du tournant de la crise dans laquelle nous nous empêtrons encore, doit répondre le combat pour la réindustrialisation. Et non pour la « sobriété heureuse » chère à Pierre Rabhi, qui en est l’acceptation et le marketing.
Revenir à Marx
Ce serait se fourvoyer que d’imaginer une opposition entre un Karl Marx plein d’utopies messianiques et de projets kabbalistico-eschatologiques et un Pierre-Joseph Proudhon sérieux, réaliste, enraciné, misogyne et même antisémite victime d’une injuste polémique ourdie par le penseur ashkénaze. Au-delà des « écarts de tempérament » des deux penseurs, force est de constater que contrairement aux apparences, c’est Pierre-Joseph Proudhon qui à l’instar de beaucoup de Gilets jaunes, nage en pleine utopie. Quant à passer Karl Marx au crible de la critique ethno-confessionnelle, je suggère simplement à ceux qui s’y aventure la lecture de La Question juive de 1843, dont certains passages vaudraient un an de prison par page en notre époque bénie de philosémitisme.
Si Marx a indéniablement plusieurs facettes comme cela a été souvent mis en avant, sa pensée a surtout évolué et connu plusieurs périodes. L’auteur du Capital n’est plus celui des Manuscrits de 44 et le jeune Marx disciple de Feuerbach, pas encore le poids lourd de la pensée qui fait marcher la dialectique hégélienne sur ses pieds. Si le marxisme doit être découplé de quelque chose, ce serait plutôt de ses acceptions structuralistes et gauchistes (soit celle d’Althusser et des freudo-marxistes) qui ont fini par avoir sa peau dans les années 70 à l’université où l’hégéliano-marxisme n’a quasiment jamais eu droit de cité.
René Perriot